Un État étranger poursuivi devant un tribunal français pour des faits de corruption échappe parfois à toute procédure, même en présence de preuves accablantes. Les juridictions nationales se heurtent à des limites strictes lorsqu’il s’agit de juger des actes accomplis par des gouvernements, des chefs d’État ou des organisations internationales sur le territoire français.
La frontière entre protection diplomatique légitime et entrave à la justice reste l’objet de débats récurrents. Ce mécanisme légal, pourtant fondamental, soulève de nombreuses interrogations dans la pratique, notamment lorsqu’il entre en conflit avec la protection des droits fondamentaux.
Immunité de juridiction : de quoi parle-t-on vraiment en droit français ?
La définition de l’immunité de juridiction se résume à une règle claire : certains sujets de droit, principalement les États étrangers et les organisations internationales, ne peuvent être attraints devant les juridictions françaises sans y avoir consenti. À Paris comme ailleurs, le juge doit donc s’abstenir de trancher un litige impliquant ces entités si elles n’y consentent pas. Héritée du droit international et renforcée par la convention des Nations Unies, cette règle structure une grande partie du contentieux judiciaire impliquant des acteurs étatiques.
Ce privilège n’est cependant pas sans limites. La loi, la jurisprudence et les conventions internationales en précisent le contour. L’immunité de juridiction protège avant tout les actes exprimant la puissance publique d’un État. Mais dès que ce dernier agit sur le terrain économique, les tribunaux français reprennent la main. La frontière entre acte de souveraineté et activité privée, posée notamment par l’article 5 de la loi du 29 juillet 1881, devient alors déterminante. Impossible, par exemple, d’engager la responsabilité civile d’un État étranger devant la cour pour des décisions relevant de sa souveraineté. En revanche, si l’État se comporte comme un simple opérateur économique, l’immunité s’efface.
Les arrêts marquants de la cour de cassation et de la cour d’appel de Paris illustrent cette distinction. Les juges examinent minutieusement la nature de chaque acte, en s’appuyant sur la convention de 2004 sur les immunités des États et sur la pratique coutumière. Progressivement, la France a accepté de lever la protection de l’immunité lorsque l’État étranger intervient comme un acteur privé, en particulier dans les litiges commerciaux ou liés à l’emploi. À travers les décisions rendues à Paris ou ailleurs, la distinction entre action souveraine et gestion ordinaire se précise, dossier après dossier.
Pourquoi l’immunité de juridiction existe-t-elle et à qui s’applique-t-elle ?
La raison d’être de l’immunité de juridiction plonge ses racines dans la diplomatie. Un État ne peut être jugé par une juridiction étrangère sans y avoir consenti : la souveraineté pose une limite nette. Ce principe venu du droit international coutumier est là pour préserver l’équilibre entre les nations et éviter qu’un juge national ne s’immisce dans des dossiers relevant de la politique étrangère.
Mais cette protection ne concerne pas seulement les États étrangers. Les organisations internationales, à commencer par l’ONU ou l’Unesco, bénéficient aussi de privilèges et d’immunités, garantis par la convention des Nations Unies de 1946. Ces avantages leur permettent d’exercer leurs missions sans pression judiciaire locale, que ce soit pour le maintien de la paix ou la gestion de projets à Paris, Genève ou New York.
Voici les principaux bénéficiaires de ce régime particulier :
- États étrangers : protégés lorsqu’ils exercent des actes de souveraineté.
- Organisations internationales : immunité pour les actes accomplis dans le cadre de leurs fonctions.
Les grandes instances comme la cour internationale de justice ou la cour pénale internationale rappellent régulièrement la portée de ces immunités. Leur champ d’application reste cependant limité : il existe des exceptions, notamment en cas d’abus manifeste ou de renonciation explicite, par exemple dans certains différends commerciaux ou de droit du travail. Les tribunaux français, de la cour de cassation à la cour d’appel de Paris, peaufinent régulièrement les contours de ce régime, qu’il s’agisse d’affaires impliquant la République fédérale d’Allemagne ou la République démocratique du Congo.
Immunité de juridiction ou d’exécution : attention à ne pas confondre
Dans le langage du droit international privé, deux concepts se côtoient et prêtent parfois à confusion : l’immunité de juridiction et l’immunité d’exécution. Pourtant, leur différence est nette. La première protège l’État ou l’organisation internationale contre toute poursuite devant les juridictions nationales. La seconde, elle, interdit toute mesure de contrainte sur les biens de l’entité protégée, même en présence d’un jugement favorable.
La cour de cassation l’a encore rappelé récemment : l’immunité de juridiction s’applique en amont, en empêchant l’ouverture d’une procédure. L’immunité d’exécution intervient plus tard, lorsque le créancier veut mettre la main sur des biens d’un État, comme un compte d’ambassade ou un immeuble diplomatique, même après une condamnation définitive.
Pour bien distinguer ces deux dispositifs, voici les points clés à retenir :
- Immunité de juridiction : absence de procès, sauf si l’État y consent ou agit comme un acteur privé.
- Immunité d’exécution : impossibilité de prendre des mesures de contrainte, sauf exception clairement prévue.
La jurisprudence, et tout particulièrement celle de la cour d’appel de Paris, veille à préserver cette frontière. Elle interdit, par exemple, la saisie d’actifs utilisés pour une mission diplomatique, même si la décision de justice est irrévocable. Les exceptions à cette règle restent peu nombreuses et très encadrées. Cette séparation guide l’ensemble du contentieux, que l’on parle de dettes contractuelles, de litiges commerciaux ou de responsabilité civile impliquant un État étranger.
Quand l’immunité de juridiction rencontre les droits de l’homme : enjeux et exemples concrets
La convention européenne des droits de l’homme impose à chaque État de garantir l’accès à un tribunal. Mais cette garantie trouve sa limite dès qu’elle se heurte à l’immunité de juridiction d’un État étranger. Le débat n’a rien d’abstrait. Depuis une vingtaine d’années, il alimente les tribunaux européens, notamment autour de dossiers sensibles : crimes de guerre, spoliations, atteintes aux droits fondamentaux.
La cour européenne des droits de l’homme a posé un cadre exigeant. Elle admet que l’immunité, au nom du droit international, puisse primer, quitte à priver un individu de recours, à condition que cette limitation soit prévue par la loi et proportionnée. Ce principe a été reconnu dans l’affaire Al-Adsani contre Royaume-Uni en 2001, puis confirmé en 2002 dans Kalogeropoulou et autres contre Grèce et Allemagne : des victimes de violations graves se sont vu refuser l’accès aux tribunaux, la cour considérant que l’immunité s’imposait.
Cette question dépasse le cadre strasbourgeois. En 2012, la cour internationale de justice a tranché le litige entre l’Italie et l’Allemagne : après que des juridictions italiennes avaient condamné l’Allemagne pour des faits liés à la Seconde Guerre mondiale, la cour a réaffirmé la prééminence de l’immunité, même face à des violations graves des droits fondamentaux.
Dans les tribunaux de Paris ou de Bruxelles, la prudence reste de mise. Les juges français, fidèles à la jurisprudence européenne, refusent en principe de lever l’immunité, sauf si une convention internationale l’autorise ou si l’État concerné y consent explicitement.
Face à ces règles, la justice française avance sur une ligne de crête, entre protection de la souveraineté et respect des droits individuels. Dans cette tension permanente, chaque dossier devient une épreuve d’équilibre, où la solution se construit au cas par cas, à la lumière des principes et des circonstances concrètes.